Inscrire la lutte contre le changement climatique dans la Constitution : quel(s) intérêt(s) ?
Partager

Entretien avec Aude-Solveig Epstein, Docteur en Droit, Maître de conférences à la Faculté de Droit de l’Université de Caen

 

L’utilité de faire entrer la lutte contre le changement climatique dans la Constitution française a été contestée par certains. Faites-vous partie des sceptiques ?

La Constitution est la norme la plus élevée dans la hiérarchie des sources du droit d’origine nationale. Ce rang élevé dans la hiérarchie des normes a des conséquences très concrètes. D’une part, la procédure requise pour modifier la Constitution est particulièrement lourde et les révisions constitutionnelles sont donc peu nombreuses. Chacune de ces révisions a dès lors une charge symbolique importante. D’autre part, toutes les normes inférieures, que ce soient des règlements administratifs ou même des lois doivent, sous peine d’être censurées, être conformes aux dispositions constitutionnelles. Ainsi, une disposition constitutionnelle dispose d’une « aura » particulière. Cependant, il faut se garder de tout fétichisme. La portée réelle d’un texte juridique, quel qu’il soit, dépend de la force que lui insufflent non seulement sa place dans la hiérarchie des normes mais aussi sa formulation et ses interprètes. Or, jusqu’ici, le Conseil constitutionnel, qui est l’interprète officiel de notre Constitution, s’est montré très timoré quand il a eu à traiter d’enjeux environnementaux. En somme, il faut être pragmatique – l’annonce de l’entrée de tel ou tel sujet de société dans la Constitution est toujours notable d’un point de vue symbolique, et il n’est pas exclu que, par la force des symboles, les mentalités évoluent, au moins à moyen et à long terme. Cela étant, la portée juridique immédiate d’un texte – même constitutionnel – dépend au moins tout autant de sa rédaction et de son contenu. Impossible donc de se prononcer sur l’utilité ou l’inutilité de la constitutionnalisation de la lutte contre le changement climatique avant de connaître la rédaction envisagée et d’avoir le recul suffisant sur la jurisprudence rendue pour l’appliquer.

Alors reformulons : à quelles conditions l’entrée dans la Constitution de la lutte contre le changement climatique constituerait-elle une avancée significative ?

Pour identifier une avancée réelle, il faut se rappeler d’où nous partons. Il existe déjà, dans notre Constitution, des dispositions qui concernent la protection de l’environnement. Elles figurent dans la Charte de l’environnement, qui a été annexée à la Constitution en 2005. Cette Charte proclame une série de principes, de droits et de devoirs tournés vers la protection de l’environnement. Ces droits, devoirs et principes environnementaux sont formulés dans des termes généraux. Il est donc possible de les décliner dans une perspective climatique. Par exemple, on peut considérer que le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé, proclamé à l’article 1er de la Charte, s’applique notamment en matière climatique, de telle sorte qu’il implique le droit de respirer un air respectueux de la santé. Le problème est que la portée effectivement reconnue, en jurisprudence, à cet article 1er de la charte est assez faible : le droit qui y est proclamé n’est pas reconnu comme un vrai droit opposable en justice ; il est plutôt conçu comme un objectif général des politiques publiques. Schématiquement, cela signifie que les autorités publiques peuvent se revendiquer de l’article 1er de la Charte de l’environnement pour porter atteinte à d’autres droits et libertés constitutionnellement garantis (par exemple la liberté d’entreprendre ou le droit de propriété), mais qu’elles ne sont nullement obligés d’agir en ce sens. Plus largement, c’est une des limites de notre droit national en ce qui concerne la lutte contre le changement climatique : les autorités publiques ont des pouvoirs d’action mais les citoyens n’ont aucun moyen de les contraindre à faire preuve de plus de volontarisme.

Un bon exemple de cette situation nous est fourni par l’article L. 229-1 du Code de l’environnement. En vertu de ce texte, « la lutte contre l’intensification de l’effet de serre et la prévention des risques liés au réchauffement climatique sont reconnues priorités nationales ». Certains demandeurs ont tenté de se prévaloir de cet article pour obtenir l’annulation d’autorisations administratives. Cependant, les juridictions administratives ont repoussé l’argument  au motif que cet article du Code de l’environnement ne fixait que des objectifs et ne contenait aucun impératif (CAA Nancy, 21 juin 2007, n° 06NC00102 : « Considérant, d’autre part, que les dispositions de l’article L. 229-1 du code de l’environnement fixant comme priorités nationales la lutte contre l’intensification de l’effet de serre et la prévention des risques liés au réchauffement climatique ne comportent pas, par elles-mêmes de règles dont la méconnaissance puisse être invoquée ; »). Vous voyez où je veux en venir ? Un premier pas utile serait d’abord de modifier la loi : on pourrait reformuler cet article L. 229-1 du code de l’environnement de façon à en faire une norme réellement impérative. La même démarche pourrait bien entendu être suivie à l’échelon supérieur, à l’échelon constitutionnel, cette fois avec des effets encore plus importants. De fait, si la Constitution énonçait un impératif de lutte contre le changement climatique, toutes les normes inférieures, non seulement les règlements administratifs mais aussi les lois votées au Parlement, devraient s’y conformer.

En somme, nul n’est besoin de modifier la Constitution pour voir se développer, dans notre pays, une catégorie particulière de contentieux climatique : les actions en justice dirigées contre la carence des autorités publiques dès lors que ces dernières sont insuffisamment ambitieuses en matière de lutte contre le changement climatique ; une modification législative pourrait constituer une première étape pour favoriser le développement de ce type de contentieux dans notre pays. Dans cette perspective, il faudra être très attentif à l’issue des procès de cet ordre engagés à l’étranger. D’ici quelques mois, les juridictions néerlandaises devraient en effet se prononcer sur l’appel introduit par le Gouvernement néerlandais contre sa condamnation en 2015 à fixer des objectifs plus ambitieux en matière de lutte contre le changement climatique. Au-delà de cette célèbre affaire dite « Urgenda », d’autres procès sont en cours, notamment aux Etats-Unis…

Maintenant que le Gouvernement a publié son projet de réforme constitutionnelle, que penser des propositions qui y figurent s’agissant de la constitutionnalisation de l’action contre le changement climatique ?

Le 9 mai, le Gouvernement a effectivement rendu public son projet de réforme constitutionnelle. Il propose entre autres de préciser, au 15e alinéa de l’article 34 de la Constitution, que « la loi détermine les principes fondamentaux » non seulement « de la préservation de l’environnement », mais aussi – et c’est la nouveauté proposée – « de l’action contre les changements climatiques ». Cette rédaction, préconisée par le Conseil d’État dans son avis du 3 mai 2018, est moins contraignante que celle initialement prévue par le Gouvernement : l’inscription dans le texte d’un « impératif » de lutte contre le changement climatique aurait pu être interprété comme créant, à la Charge du législateur, une vraie obligation d’agir, là où la notion d’« action » laisse l’État  davantage maître de l’intensité et du calendrier des actions à mener. Pour cette raison – et pour d’autres -, le texte proposé correspond a priori à ce que l’on pouvait imaginer de moins contraignant pour les pouvoirs publics : il y a vraiment très peu de chances qu’un tel texte laisse escompter à l’avenir une issue plus favorable aux actions en justice menées par les ONG pour contester la carence des pouvoirs publics français en matière climatique.

Est-ce que d’autres propositions de réforme ont vu le jour qui iraient plus loin que ce que le Gouvernement propose aujourd’hui ?

En effet, il y a eu des propositions plus radicales. Je pense notamment à la proposition de loi constitutionnelle tendant à inscrire la lutte contre le dérèglement climatique et le caractère écologique de la République dans la Constitution, enregistrée à la Présidence de l’Assemblée nationale le 12 décembre 2016 à l’initiative d’un groupe de députés écologistes. Il s’agissait, pour les promoteurs de ce texte, d’ajouter à l’article 6 de la Charte de l’environnement que :

« La France s’engage à respecter les objectifs visant à lutter contre le dérèglement climatique fixés par la communauté scientifique internationale.

« Les politiques publiques contribuent à lutter contre le dérèglement climatique conformément aux objectifs fixés par la communauté scientifique et promeuvent un développement durable. À cet effet, elles concilient la protection et la mise en valeur de l’environnement, le développement économique et le progrès social. »

Ce texte se référait ainsi aux objectifs quantitatifs fixés par la communauté scientifique internationale. Ce faisant, il introduisait un instrument de mesure objectif de la conformité des lois à la norme constitutionnelle, ce qui laissait augurer un contrôle plus pointilleux de l’adéquation des politiques publiques et une influence plus grande de l’objectif de lutte contre le changement climatique dans la mise en balance entre principes et objectifs différents. D’une certaine manière, ce texte constituait une suite de la décision « Urgenda » déjà évoquée. Dans cette affaire, le Tribunal de La Haye s’était effectivement fondé sur les objectifs fixés par la communauté scientifique dans le cadre des travaux du GIEC pour déterminer la latitude laissée à l’Etat néerlandais pour fixer le niveau d’ambition de sa politique de lutte contre le changement climatique. Le Tribunal avait été jusqu’à ordonner à l’État néerlandais de réduire ses émissions de GES de 25 % d’ici à 2020 par rapport à 1990, après avoir jugé l’engagement gouvernemental en vigueur de réduction des émissions de 17 % insuffisant pour permettre à l’État de contribuer de manière équitable a l’objectif codifié dans l’Accord de Paris, à savoir maintenir l’élévation des températures mondiales en-dessous de la barre des 2°C par rapport à l’ère préindustrielle !

Est-ce que, même en l’absence d’une réforme constitutionnelle ou même légale, on pourrait imaginer que les tribunaux français rendent une décision comparable à celle de leurs homologues hollandais dans l’affaire « Urgenda » ?

En théorie, il n’est pas strictement impossible qu’en l’absence de réforme légale ou constitutionnelle, certains juges prennent le relai. On oppose souvent les systèmes juridiques anglo-saxons, dits de « common law », où les juges auraient un vrai pouvoir de création du droit, et le système juridique français, rattaché à la famille des droits « continentaux », où les juges seraient censés être de pure machines à appliquer des normes écrites, prétendument univoques et complètes. La réalité est beaucoup plus contrastée, et les juges français se sont déjà illustrés par le caractère révolutionnaire de leurs interprétations du droit. Cependant, on peut légitimement avoir des doutes sur la capacité et la volonté des juges français de s’engager dans la voie tracée par leurs homologues néerlandais. Il ne faut pas oublier que le juge naturel de l’action de l’Etat, c’est le juge administratif, et que la Cour suprême de l’ordre administratif, c’est le Conseil d’Etat. C’est une singularité – certains diraient une idiosyncrasie – de notre pays : le même organe agit à la fois comme juge et comme conseiller de l’administration ! Pour ajouter à la confusion des genres, les membres du Conseil d’Etat disposent d’une influence majeure sur les décisions prises par le Conseil constitutionnel… Or, il y a tout lieu de penser que le Conseil d’Etat ne verrait pas d’un bon œil que le Gouvernement français perde la marge de manœuvre dont il dispose aujourd’hui s’agissant de placer le curseur de l’intensité des efforts à consentir pour freiner le changement climatique. Premier indice : cet avis du 3 mai 2018, déjà cité, dans lequel le Conseil d’Etat décourage formellement le Gouvernement d’intégrer dans son projet de loi constitutionnelle une formulation trop contraignante…